Pourquoi les élections allemandes sont une alerte pour toute l’Europe
Les élections allemandes sont une leçon de première importante pour la gauche européenne. Sans rupture avec le social-libéralisme et sans réflexion sur le projet culturel commun que nous voulons pour nos nations, nous ne réussirons pas à retrouver l’hégémonie électorale et culturelle.
NOTES DE BLOG
3/10/20258 min lire


Dimanche 23 février 2025, les électeurs allemands se sont rendus aux urnes pour des élections législatives cruciales. À Berlin, il y a quelques semaines, j'avais perçu l'inquiétude grandissante et l'effroi qui traversent la gauche allemande, une angoisse légitime face à la montée des idées réactionnaires qui gangrènent le débat public.
L’ascension de l’AfD doit nous alerter. Avec 20,8 % des suffrages, l'AfD est devenue la deuxième force politique du pays, réalisant une percée historique. Elle a doublé son score depuis 2021. Cette dynamique ne concerne pas que l’Allemagne. Elle confirme le succès de l’extrême-droite dans les urnes à l’échelle européenne, boostée en cela par une internationale réactionnaire dont Musk en est le représentant le plus inquiétant.
Récidive : le spectre des années 1930
Récidive. Voilà le mot qui vient à l’esprit. Récidive ou retour aux années 1930. A commencer par le slogan de campagne de l’AfD : Alice pour l’Allemagne, écho sinistre au « Alles für Deutschland » (« Tout pour l’Allemagne »), devise de la milice nazie Sturmabteilung (SA).
Tout en assumant sa haine de l’étranger, coupable de tous les maux jusqu’à invoquer une “remigration” lors d’une réunion secrète à Potsdam en novembre 2023, l’AfD tente malgré tout de masquer ses sympathies avec la nazisme. Mais les néonazis y pullulent. Et les dérapages ne sont jamais loin. En 2017, le chef de l’AfD de Thuringe, Björn Hocke décrit ainsi sa volonté d’un renversement mémoriel en décrivant le Mémorial de la Shoah à Berlin comme un “monument de la honte”. Même stratégie de réécriture de l’histoire par la commémoration du bombardement de la ville de Dresde par l’aviation britannique chaque 13 février. Plus récemment, Maximilian Krah, ex-tête de liste de l’AfD pour les élections européennes, affirmait en 2024 qu'un SS n'était "pas automatiquement un criminel" et avait été banni en conséquence par son parti devant la polémique créée. Ce qui ne l’a pas empêché de faire son entrée au Bundestag et de rejoindre le groupe AfD à l’occasion des ces législatives.
L’extrême-droite européenne cherche, tant bien que mal, à se détacher de l’image sulfureuse et toxique de l’AfD. Jusqu’à exclure l’AfD de son groupe politique au Parlement européen du côté du Rassemblement national français. Mais cette exclusion est un écran de fumée : l’agenda reste fondamentalement le même.
L’AfD a bien sûr ses spécificités au sein de l’extrême-droite européenne. Elle est apparue tardivement comme en Suède. Elle n’a pas eu besoin d’entreprise de dédiabolisation comme le RN. L’AfD témoigne pourtant d’un agenda commun de l’extrême-droite européenne. Leur ennemi principal ? L’immigration musulmane, utilisée comme levier pour détourner l’accusation d’antisémitisme qui pèse sur ces partis.
Ils partagent également un ultralibéralisme, plus ou moins caché chez le RN. Une surprise ? Pas vraiment lorsqu’on se souvient des positions de ses fondateurs qui souhaitaient exclure la Grèce de la zone euro en 2013. Ajoutons à cela qu’Alice Weidel, passée par Goldman Sachs, voue un culte à Margaret Thatcher. Si le RN fait croire à un pseudo-discours social, l’AfD ne se cache pas en pourfendant l’Etat social allemand et en proposant des baisses d’impôt massives. En matière de politique étrangère, même duplicité du côté du RN qui soutient au même titre que l’AfD la Russie de Poutine tout en prétendant prendre ses distances. Et lorsqu’il s’agit de voter au Parlement européen, les deux partis sont en parfait accord : destruction du Pacte vert, agenda réactionnaire en matière d’asile et d’immigration.
L’alliance inquiétante entre droite conservatrice et extrême droite
Face à la montée de l’AfD, on aurait pu espérer une droite conservatrice allemande qui résiste et maintient un cordon sanitaire. Il n’est en est rien et cela confirme un alignement plus général de la droite et de l’extrême-droite à l’échelle européenne. A l’image des idées de LR et du RN, en France, la CDU-CSU marche dans les pas de l’AfD et banalise ce faisant l’élargissement de la fenêtre d’Overton. Sur l’immigration, la CDU a récemment repris à son compte les propositions de l’AfD pour restreindre le regroupement familial et a permis ainsi au parti d’extrême-droite de porter ses voix sur sa motion dans une rupture totale avec le principe de “Brandmauer”, équivalent allemand du “cordon sanitaire” européen.
Le chef de file de la CDU, Friedrich Merz, n'en était pas à son premier fait d’armes. Il a récemment proposé de déchoir les binationaux de leur nationalité allemande en cas de crime. En 2023, il relayait de fausses informations selon lesquelles les exilés pouvaient bénéficier de soins dentaires gratuits.
Au chapitre économique, les similarités sont également saisissantes avec l’AfD. Même programme ultralibéral. Pas de surprise alors que Friedrich Merz a travaillé pendant des décennies pour le fonds financier BlackRock. Au final, les mêmes recettes : baisses d’impôts pour les 1% les plus aisés, dérégulation et financiarisation ou encore répression sociale avec la volonté de supprimer l’allocation allemande équivalent du RSA français parce qu’elle conduirait à la “paresse”. Même volonté également de revenir sur la législation environnementale : Merz veut ainsi se débarrasser de l’interdiction des voitures thermiques à l’horizon 2035.
Pour quel résultat électoral au final ? Un échec !
La stratégie de siphonner les voix de l’extrême-droite, en l’imitant, n’a pas réussi. Au contraire, la surenchère migratoire de Friedrich Merz a permis à l’AfD de gonfler ses scores grâce à des transferts de voix venant de la CDU/CSU. Ce sont 1 million de votants pour la CDU/CSU de 2021 qui ont décidé de mettre un bulletin AfD dans l’urne.
Que doit faire la gauche allemande ?
La question se pose dès lors : que doit faire la gauche allemande ? Que doit faire SPD allemand ?
Disons-le d’emblée. Le score du SPD est décevant avec 16,5% des suffrages. La défaite est amère pour reprendre les mots d’Olaf Scholz. La conséquence d’une perte massive du vote ouvrier capté seulement à hauteur de 12%. A l’inverse, l’extrême-droite progresse de 17 points dans cette catégorie et rassemble même 38% du vote dans cette catégorie au titre du scrutin de liste. Une autre inquiétude se lit à l’aune des dynamiques territoriales : le vote SPD est de plus en plus urbain là où l’électeur typique de l’AfD vit en zone rurale.
Si le succès de l’AfD et la radicalisation de la CDU-CSU ne sont pas uniquement liés à des raisons sociales, il va sans dire que le triomphe du social-libéralisme allemand sous Schröder entre 1998 et 2005 a laissé des traces. Un social-libéralisme qui pariait sur le succès industriel allemand, pourvoyeur de bons revenus et d’avantages sociaux et sur la co-détermination censée amortir la puissance du capital. Un social-libéralisme qui a également privilégié un jeu à somme nulle à l’échelle européenne en pratiquant une politique agressive de modération salariale. Or l’incapacité à sortir d’une pensée libre-échangiste dans un contexte de rattrapage technologique chinois et de succès pour Tesla tout comme la même application progressive par les autres pays européens d’une politique de modération salariale, en suivant l’exemple allemand, avec les conséquences sociales désastreuses que l’on connaît, font aujourd’hui des dégâts considérables. Les fleurons allemands sont en grande difficulté à l’instar de Volkswagen parce qu’ils n’ont pas assez investi dans la modernisation de leurs produits et équipements en croyant que le succès de leurs voitures thermiques et machines industrielles durerait ad vitam aeternam. Résultat : plus de 100 000 postes supprimés dans l’industrie allemande rien que pour l’année 2024.
A cela s’ajoute, une fracture durable entre l’Est et l’Ouest, malgré un électorat similaire de l’AfD dans les deux parties de l’Allemagne. Son socle électoral se compose majoritairement de milieux populaires et de la petite classe moyenne sans diplôme supérieur au baccalauréat. Des classes populaires et classes moyennes qui ont subi de plein fouet les réformes libérales du chancelier Schröider qui ont fait exploser la précarité par la multiplication des emplois à mi-temps.
Le SPD allemand a tout de même changé ces dernières années. Et il faut se féliciter de la volonté de réformer le frein à l’endettement qui a généré des décennies de sous-investissement structurel dans l’ensemble des infrastructures et services publics. Même le patronat milite pour la fin du “Schwarze Null”, jadis l’emblème de l’ultralibéral Wolfgang Schäuble. Désormais, la véritable question est celle de la fin du tabou de l'endettement à l’échelle européenne. Le SPD suivra-t-il l’appel de Mario Draghi pour un plan d’investissement massif de 800 milliards d’euros par an, crucial pour combler le retard technologique du continent ?
Au-delà du social, la question de l’identité
Plus largement, la montée de l’extrême-droite allemande doit se lire à l’aune d’un rapport à l’identité très spécifique outre-Rhin. Un rapport à l’identité allemande qui s’est d’abord construit dans le succès économique en mettant de côté les difficultés mémorielles à l’Est de l’Allemagne. Les Allemands de l’est s’identifient ainsi très peu aux deux récits historiques majeurs qui ont façonné l’identité de l’Allemagne de l’Ouest : le travail de mémoire lié à l’ampleur des crimes nazis d’une part et la construction européenne d’autre part.
Après le traumatisme nazi et la Shoah, l’Allemagne a préféré enterrer la question identitaire sous l’édifice de sa réussite économique. Mais quand la crise surgit, que le PIB fléchit et que le mythe du succès vacille, un vide béant se crée. Un vide où les récits réactionnaires s’engouffrent avec d’autant plus de facilité qu’il manque à l’économie une “raison d’être politique”.
L’AfD a su jouer de cette brèche. Il a injecté une dimension identitaire dans le récit économique allemand en orchestrant une opposition pernicieuse : eux, les pays du Sud qui dépensent sans compter, et nous, les Allemands vertueux, bâtis sur l’effort, la rigueur budgétaire et la stabilité monétaire. A tel point que l’AfD est considéré par certains économistes allemands comme « l’enfant du nationalisme du Deutsche Mark. »
De manière plus pernicieuse, l’AfD a non seulement donné une dimension identitaire au récit économique allemand mais s’attaque aujourd’hui de plus en plus à des écoles culturelles allemandes à l’instar du mouvement Bauhaus. Cette même école qui fût fermée par les Nazis car considérée comme propagatrice d’un art dégénéré. Quelles sont les accusations de l’AfD ? La construction de bâtiments d’une “laideur abyssale”, une “aberration de la modernité” qui a conduit à l’édification de bâtiments “anti-allemands”. Face à cette offensive, la réponse du SPD est timorée, voire contre-productive. Lorsque Aydan Özoguz, la Vice-présidente du Bundestag affirme qu’« il n’existe aucune culture allemande identifiable », elle laisse le champ libre à l’extrême droite pour monopoliser le récit national. En miroir, Olivier Faure a eu raison de considérer que le débat sur l’identité nationale en France n’était « pas tabou » à condition de le débarrasser des poncifs mensongers de l’extrême-droite et de rappeler la centralité de l’universalisme républicain. Là est sans doute la clé pour les gauches européennes : tout en s’éloignant des renoncements sociaux-libéraux, assumer de défendre des identités nationales ouvertes et plurielles fondées sur des principes démocratiques.
Ce sont au final, autant de leçons qui doivent inspirer la gauche allemande et, au-delà, toute la gauche européenne. Sans rupture avec le social-libéralisme et des investissements conjoints à l’échelle européenne et sans réflexion sur le projet culturel commun que nous voulons pour nos nations, nous ne réussirons pas à retrouver l’hégémonie électorale et culturelle !


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